ÇA COUVAIT À NOTRE INSU
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Texte de Sylvain Prudhomme
Ça couvait à notre insu dans le placard pendant que nous dormions. Ça croissait, ça se multipliait, ça pullulait en secret dans le noir. Et tout d'un coup le placard s'ouvre et c'est là : cette forêt d'yeux qui nous regarde. Cette foule de gueules qui nous grimacent à la face.
Les peuplades de Marion Poix arrivent. Elles nous regardent de leurs yeux crevés, froncés, plissés, pointus, cousus – et leurs pupilles nous clouent. Elles nous hèlent en silence de leurs bouches balafrées, bâillonnées, tordues, froissées, contrites, hurlantes – et leur cri blanc atteint une zone inconnue de nos tympans, comme une déflagration vue de très loin, à la jumelle, un bon casque anti-bruit sur les oreilles, et que notre ventre et nos muscles malgré tout entendent.
Les Anciens parlaient, pour expliquer la naissance des petits insectes, abeilles, mouches, moucherons, de « génération spontanée ». Dans le bout de viande en décomposition, dans le fruit suri, c'était soudain là – minuscules organismes éclos sans prévenir, larves nées d'un coup de la fermentation de la pulpe. Joie de ce paradoxe : c'est dans la régression, dans l'abandon au gribouillage, dans le libre jeu retrouvé du pinceau et de la toile à nouveau badigeonnée sans l'entrave du sérieux (« avoir cinq ans », écrit Marion Poix), que surgit la foule. De partout ça éclot. Ça germe. Ça naît. Ça croît. Ça sourd. Et plus incroyable encore : de partout ça fait tête. De partout ça s'assemble en gueules cabossées, cassées, fracassées. De partout ça s'entête, ça fourmille, ça grouille. Et toutes ces gueules avancent. Bal de têtes. Cortège de gueux. Foule d'éclopés à l'approche.
C'est effrayant et ça exulte. C'est cauchemardesque et c'est comique. C'est bigarré, foutraque, hirsute. Cela tient de la cour des miracles et de l'armée de pirates en loques. De la photo de groupe au pays des courts sur pattes et du carnaval immobile – un carnaval de mercredi des cendres et qui resterait muet, figé au fond du placard, forêt de figurines à la fois grotesques et graves. Tristes comme si elles voulaient nous parler. Comme si elles grimaçaient de ne pouvoir nous le murmurer tout haut : que ces gueules amochées, ces faces de pendus et de suppliciés, bien sûr ce sont les nôtres. Que ces vivants mal foutus, ces amputés des deux bras, ces patates à crêtes d'iroquois, ces monstres humains trop humains, évidemment c'est nous. Nous tous les hommes et toutes les femmes. Nous tous avec nos tares. Nos yeux incapables de rien voir. Nos mains impuissantes à rien saisir. Nos cœurs lâches. Nous misérables au sens propre : dignes de commisération. Saints patrons des fracassés du corps et du cœur, priez pour nous !
Sylvain Prudhomme
Sylvain Prudhomme est un écrivain français dont les livres sont traduits dans plusieurs langues. Il collabore depuis 2015 à la chronique « Ecritures » du quotidien Libération. Il a reçu le prix Louis Guilloux 2012 pour son roman « Là, avait dit Bahi » (éd. L’arbalète, Gallimard). Son Roman « Les Grands » (éd. L’arbalète, Gallimard) a été désigné « Révélation française de l’année2014 par la rédaction du magazine Lire et « Légende » (éd. L’arbalète, Gallimard), qui nous écrit comme une chanson douce l’histoire de deux écorchés vifs ; est paru en 2016 et a été finaliste du Grand prix de l’Académie Française.
SANS LES MOTS
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Texte de Maurice Maillard
Après avoir longtemps hésité entre la main droite et la main gauche, entre l’écriture et la peinture, entre dire et faire, Marion Poix « écrit et trace avec ou sans mots »*.
Elle trace sur des fonds blancs des figures noires, des corps allongés, des ronds.
Elle trace sur des fonds noirs des figures blanches, ou grises.
FIGURES
De toute évidence les figures ne sont pas des portraits. Figure dérive de figura qui est un mot de la famille de fingere qui signifie feindre. Les figures de Marion Poix sont donc des fictions. Toute image est fiction, mais la fiction est aussi un genre littéraire. Ainsi quand Marion peint, elle écrit.
Son écriture picturale, d’une plasticité qui n’épargne pas une certaine violence, rejoint son écriture poétique lorsqu’elle nomme, comme des titres de chapitres, ses ensembles de tableaux. Ils confirment, s’il en était besoin, les intentions de l’artiste : dire, dénoncer, griffer, prendre à bras le corps un monde, non, une humanité malmenée, angoissée, en quête d’un lieu, en quête de sens.
Ces figures, têtes sans corps, sont des signes tracés d’un geste fulgurant. Elles crient. Elles se donnent à voir et elles nous parlent. De la répétition de figures semblables mais jamais la même, de l’économie et de la répartition du noir et du blanc, naît une beauté vraie, une beauté parfois terrifiante -… le Beau n’est rien autre que le commencement de terrible…-** une musique grave pour instrument seul. Souvent le tragique laisse la place à l’humour et à la légèreté, elles dansent, sourient ou grimacent. Plus on regarde ces figures plus on semble les connaître, les reconnaître, elles nous deviennent familières, sympathiques, elles ne nous quittent plus.
CORPS
Les corps allongés, dont les raccourcis font référence (consciemment ou non ?) au Christ mort de Mantegna, ne donnent en aucun cas l’illusion de corps endormis. Corps anonymes, méconnaissables que l’on connaît pourtant pour les rencontrer sur nos écrans et nos journaux. Barbarie est le titre générique de cette série. Quoi de plus évident ? Le dessin juste, concis et contrasté crée une tension qui sert le sens. Les corps de Marion Poix sont signifiants, ce sont des signes, des pictogrammes.
Dans quel espace reposent ces corps ? Pas de sol, pas de ciel, pas d’horizon, juste de larges taches rectangulaires verticales, comme des traces de chute qui ramènent les corps dans le plan du tableau. Il s’agit là encore de fiction, comme pour rappeler que le réel ne peut être appréhendé et compris qu’avec le recul et la permanence qu’offre la fiction de l’image ou de l’écrit.
Maurice Maillard
Né à Évreux en 1946, formé à l’école des Beaux-Arts de Rouen, Maurice Maillard a travaillé dans l’atelier du graveur Jacques Ramondot (1928-1999). Peintre et graveur, il expose ses ouvrages dès 1969 et remporte un prix à l’exposition « Bilan de l’art contemporain » de New York en 1983. Ses œuvres sont exposées dans le monde entier et rejoignent les collections de nombreux musées français et étrangers. La valeur patrimoniale de l’œuvre de Maurice Maillard est reconnue par la Bibliothèque Nationale de France qui réclame le dépôt officiel de chacune de ses gravures depuis 1982. Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres depuis 2002, Maillard est l’une des figures majeures de la gravure française contemporaine et compte à son actif une cinquantaine d’expositions personnelles.
* Marion Poix. Biographie
** Rainer Maria Rilke. Les Elégies de Duino. Première Elégie.